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Cet autre qui grandissait en moi - Tome I & II L’homosexualité à l’adolescence pas facile à vivre. Toutes sortes de questions se bousculent dans la tête de Bryan mais à qui les poser ? Il est prêt à le nier avec une énergie farouche. Seulement voilà, faire taire ses sentiments n’est pas qu’une question de volonté.

Si tu avais été... Alexis Hayden & Angelofys - Chapitre 5

Alexis Hayden

Couverture Tome 2    

Chapitre 05


C’était vraiment la condition.

 

Après cette mémorable journée de brocante, le retour à la maison fut terrible. J’étais partagé entre la joie et la peur. La peur de le décevoir, de ne pas lui plaire. Bien que tout semblait dire le contraire. Mais en même temps je planais dans les airs, dans l’espace, sur la lune… Je ne savais plus où j’étais, en tout cas, pas chez moi. Je fis répéter chaque question que ma mère me posa. J’étais ailleurs. J’étais toujours avec Kévin. Comment penser à autre chose ? Intrusion en zone sécurisée, invasion du quartier général, il avait infiltré mes défenses, je n’en avais plus envie. Mais se défendre de quoi, de qui ? Depuis longtemps, il était dans mon esprit mais ce soir-là, c’était pire, tous ces nouveaux détails le concernant accroissaient mon obsession !

 

La séparation avait été un déchirement. J’avais cru lire la même tristesse dans son regard. Il n’avait plus son beau sourire du matin. Pourquoi cette journée n’avait-elle que vingt-quatre heures ? Kévin suggéra même de passer la soirée ensemble. Trop content que l’idée vienne de lui, j’attendais la réponse, anxieux. Mais nos mères fatiguées, s’y opposèrent fermement. Inutile d’insister, c’était cause perdue. Au moment de se quitter, il me serra la main.

- On se revoit quand ?

Je compris très bien la question, mais impossible de répondre autrement :

- Demain matin.

- Non mais, pour la peinture…

Alors, comme si j’avais oublié :

- Ah oui ! Mercredi après-midi.

Il se tut puis me fit signe qu’il était d’accord. Il me regardait sans me voir. À quoi pensait-il ? Surtout, ne pas le lui demander. Je le savais déjà. Mercredi après-midi… une éternité à patienter…

 

Heureusement mon imagination était là pour jouer les prolongations, pour revivre dans le détail tous ces instants merveilleux. Je revoyais ses expressions, son beau visage si près du mien, si près… mais si inaccessible… Son air étonné du matin, son sourire moqueur, ses regards inquiets et interrogateurs, sa gentillesse, sa générosité, toute l’attention qu’il m’avait manifestée. Ce mec était parfait ! Se posait-il les mêmes questions que moi ? Partageait-il mes sentiments ? Tant de choses pouvaient me le faire croire. J’étais bouleversé. Vingt-quatre heures plutôt, je ne savais rien de lui. À défaut de confident, j’écrivis tout sur mon ordinateur.

J’eus du mal à trouver le sommeil et ma nuit fut agitée par des rêves étranges. Je le cherchais toujours mais, là où j’étais, il n’était pas. Comme si mon cerveau le refusait. Pourquoi est-il aussi tordu ? Car enfin, c’est bien lui qui me disait : « Regarde comme il est beau ! » Mais pendant que je dormais, il s’ingéniait à me faire croire que c’était mal de l’aimer. Que je n’avais pas le droit, que je n’avais aucune chance, qu’il n’était pas à moi et qu’il ne le serait jamais ! Notre cerveau vit hors du temps et des contraintes physiques. C’est pourtant lui qui gère nos sentiments, nos envies et nos pulsions… en les condamnant quand on hésite. Cela ne m’empêchait pas d’être tout retourné, au petit matin, d’avoir pensé à Kévin et de l’avoir cherché toute la nuit ! Rêves trop vite abrégés par ce maudit réveil. Mais comme c’était pour le retrouver au lycée…

À peine levé, je découvris un mot posé sur le clavier de mon ordi, celui sur lequel j’avais écrit la veille : « Tu n’as pas rêvé, Kévin était réellement à la brocante ! » Au lycée, il arriva quelques instants après moi, nous allions tout de suite l’un vers l’autre, attirés comme les pôles contraires d’un aimant. Quel contraste avec l’époque où nous n’osions à peine nous regarder ! Mais nous n’étions plus à la brocante, nous étions au lycée… Et après une vigoureuse poignée de mains et les salutations d’usage, je ne savais plus quoi dire.

- Ça va ?

- Ça va ! Et toi ?

Par bonheur, Kévin avait plus de facilité de paroles que moi :

- C’est dommage qu’on n’ait pas passé la soirée ensemble !

- Oui, mais c’était un « non » ferme et définitif, elles étaient trop fatiguées.

- Je l’étais aussi. Pourtant, j’ai eu du mal à m’endormir.

Il n’en dit pas plus, moi non plus. Que cette journée fut longue et ennuyeuse ! Nous nous sommes retrouvés après les cours. Il était sorti avant moi et j’avais cru qu’il m’attendait.

- Toujours d’accord pour mercredi ?

Comment pourrais-je, ne serait-ce qu’imaginer, ne plus être d’accord ? Pourtant, encore une fois, je fis comme si… Je réfléchis une seconde avant d’accepter ce que je désirais le plus.

- Euh… oui !

Je me rattrapai en lui proposant ce qui me démangeait depuis la veille :

- On échange nos adresses et nos numéros de téléphone ?

C’est ce que nous fîmes. Kévin me suivit dans la rue. Je n’avais plus envie de le quitter, mais comment faire pour le retenir ? Je tentai une dernière question :

- Tu rentres à pieds ?

- Oui, tout le temps. Ma mère ne me dépose que le matin. J’aime bien marcher. Et toi ?

- Moi, j’habite à deux minutes. Si t’as le temps, je te montre où c’est.

J’avais la gorge sèche et mon cœur frôlait les deux cents coups minute. Je craignis un refus. Son visage s’éclaira du même sourire que la veille.

- D’accord.

Nous nous étions tellement imaginé l’environnement de l’autre que nous mourrions d’envie de le découvrir. Lorsque j’ouvris la porte d’entrée, Nicky bondit pour me faire la fête. Mais dès qu’il vit Kévin, il s’immobilisa en grognant. Mon invité hésita un instant. J’en profitai pour annoncer la couleur.

- Arrête ! C’est Kévin, c’est mon ami. Soit gentil avec mes amis !

Kévin me sourit mais son attention était surtout sur Nicky, qu’il ne quitta pas des yeux.

- N’aie pas peur. Il réagit comme ça parce qu’il ne te connaît pas. Il n’est pas très beau mais il est super-gentil.

- C’est ton chien ou celui de ta mère ?

- C’est le mien, ma mère n’en voulait pas.

- C’est toi qui l’as choisi ?

- Oui !

- Pourquoi lui, si tu ne le trouves pas beau ?

Rien ne lui échappait. C’était le maître des questions… Je réfléchis un instant.

- Parce qu’il était triste ! Il n’est pas beau, mais il a du charme.

Kévin fit celui qui avait compris. Nicky vint le renifler. Je ne sais pas ce que son odorat transmit à son cerveau. Un signal sûrement : « Feu vert ! C’est bon tu peux l’adopter ! » Il commença par lui lécher les mains — Kévin se laissa faire en le caressant — alors Nicky lui fit carrément la fête.

- Hé oh ! C’est bon ! Je t’ai demandé d’être gentil avec lui, pas de l’aimer plus que moi !

Kévin rit. Après m’avoir conquis, il allait séduire mon chien…

- C’est quoi, comme marque ? demanda-t-il.

- Comme marque ?

- Je voulais dire comme race.

- C’est un dogue.

- Un dog, un chien !

- Non, dogue : D-O-G-U-E. C’est un dogue français.

Kévin rit à nouveau.

- Ça existe ça ? Oh, le pauvre.

Je continuais mon explication.

- Ne te moque pas ! Quand je l’ai vu dans sa cage à l’animalerie, j’ai eu envie de le rendre heureux. Ce qui m’a le plus retourné, c’était son regard de mendiant. Il avait l’air tellement triste… Il était immobile. Il n’aboyait pas mais il me suppliait. Enfin, c’est ce que j’ai cru.

- Il faisait semblant, tu crois ?

- Non, t’as vu la tête ? Il a toujours l’air triste. Si tu le vois un jour faire un sourire, tu m’appelles. Ma mère n’en voulait pas, il était trop cher. Alors nous sommes partis, nous l’avons laissé dans sa cage.

Kévin me regardait avec de grands yeux interrogateurs.

- Et ensuite ?

- Pendant trois jours, à chaque fois que je fermais les yeux, je revoyais sa détresse. Comme s’il m’appelait au secours.

- T’es sentimental ?

Je m’en défendais.

- Aider quelqu’un qui t’appelle au secours, c’est être sentimental ? Non, c’est être humain c’est tout. Que fallait-il faire ? Passer devant sans le voir ? Je ne pouvais pas. Tu pourrais, toi ?

- Je ne sais pas.

- Alors j’ai fait la gueule à ma mère. Je ne lui parlais plus.

- Persécution !

- Je ne l’ai pas persécutée. Je lui ai juste fait la gueule.

- C’est pareil. C’est une forme de sévices.

- Peut-être… mais en douceur.

- Parfois c’est pire.

Il y eut un petit silence. Je le regardai, pensif. Était-ce la voix de ma conscience ? Il n’allait quand même pas remplacer ma mère et me faire la morale à chaque faux pas !

- Et alors ?

- Alors, elle a craqué au bout de trois jours.

- T’as fait ta BA

- Je ne l’ai pas fait pour ça. Pour moi, le principal c’est qu’il soit heureux. Il n’est pas beau mais je l’aime bien.

- C’est un critère pour te plaire : ne pas être beau ?

On ne se côtoyait que depuis deux jours et il commençait déjà ses petites allusions. Je le regardai en riant.

- Non.

Comment lui dire que si c’en avait été un, je ne l’aurais jamais remarqué et il ne serait pas là, chez moi, à faire le malin ? Je ne le lui dis pas, mais mon rire, mon regard et mon air gêné le firent à ma place. Lui semblait satisfait de sa réplique. Il ne l’avait pas dit par hasard. J’allais découvrir qu’il ne disait jamais rien par hasard. Nicky était content qu’on s’intéresse à lui : il nous regardait en remuant la queue.

- Il est content ! Il est trop gentil ce chien. Il ne méritait pas d’être en cage. Si un jour on se fait cambrioler, il fera sûrement la fête aux voleurs mais bon…

- Ils auront peut-être peur avant.

- Ouais, j’espère ! T’as vraiment une sale gueule mon gars, dis-je à Nicky. Enfin… on ne peut pas tout avoir.

Nicky me faisait la fête.

- Tu t’en fous ?

- Il a bien raison. On est comme on est !

Que voulait-il dire ? Chacune de ses remarques me laissait songeur. Mais il n’était pas venu pour voir mon chien, alors je lui fis visiter la maison. Nicky nous suivait partout. Kévin regardait et inspectait tout, surtout dans ma chambre. Je lui proposai de goûter. Il accepta volontiers. Nous étions face à face dans la cuisine, les yeux dans les yeux. Je me délectai de sa présence et des premiers instants de cette nouvelle vie qui débutait. Mon chien ne le lâchait plus, lui le caressait. La chance ! Comme la veille, nous parlâmes de banalités en évitant les sujets que nous mourrions d’envie d’aborder !

- C’est ta mère qui joue du piano ?

- Non, c’est moi.

- Ah ? J’ignorais.

- En même temps, je ne l’emmène pas souvent au lycée. Et puis, il y a plein de choses que tu ignores sur moi !

- Sûrement. Mais toi aussi… Moi, je joue de la clarinette.

- Ah ouais ? Je ne t’ai jamais vu au conservatoire.

- Je n’y suis pas encore inscrit.

- C’est génial, on pourra jouer ensemble !

Il me répondit avec malice :

- Ouais, on va faire plein de choses ensemble !

Il ne me quittait pas des yeux en riant. J’étais gêné.

 

Puis au moment de se quitter…

- Je te raccompagne si tu veux.

- Ok !

À pied pensait-il. Mais lorsque j’ouvris la porte du garage et qu’il vit ma moto, il fut étonné.

- C’est à toi ?

- Non, je l’ai volée.

- Je ne t’ai jamais vu avec !

- Normal, on ne se connaît pas !

Il me regarda en riant. Le temps d’enfiler les casques et je démarrai. Il se tenait à moi : nous n’avions jamais été aussi près l’un de l’autre. Ce démarrage en moto, c’était comme le signal que nos vies prenaient un nouvel envol. Tout semblait si différent. Le monde était métamorphosé… Kévin me tenait par les épaules mais, à la première accélération, il me prit dans ses bras. Comment imaginer, une semaine plutôt, qu’un truc comme ça arriverait…

Je découvris sa rue, sa maison, qu’il me fit aussi visiter. Dans un coin de sa chambre, sur un chevalet, on devinait un tableau sous un drap.

- Qu’est-ce que c’est ?

- Un tableau.

- Je peux le voir ?

- Non, ce n’est qu’une ébauche. Je te le montrerai quand il sera fini.

Il chercha à détourner mon attention.

- J’en ai plein d’autres. Viens voir !

Il me montra tous ses tableaux. C’était un artiste. Il peignait des choses étonnantes. Je n’avais vu que ceux qu’il avait vendus à la brocante, et là, je réalisai qu’il avait gardé les plus beaux. Il insista pour que j’en choisisse un autre et me promis une surprise pour bientôt. Il me fit aussi la liste de tout ce dont j’aurais besoin pour peindre avec lui. Je le regardais, ou plutôt l’admirais pendant qu’il écrivait. Il était sérieux. Il était beau.

Sa chambre était mieux rangée que la mienne. Il avait aussi un ordinateur sur son bureau. Je n’arrêtais pas de penser que les photos de la veille devaient s’y trouver. Dans un angle, près de son lit, il y avait un ours énorme posé sur une chaise. Il n’était pas en très bon état : il lui manquait un œil et était rapiécé de partout.

- Il est à toi cet ours ?

- Non, je l’ai volé !

Il me renvoyait l’ascenseur. Je le regardais surpris, il me sourit…

- À question stupide, réponse stupide !

- D’accord, c’en était une. Mais pour ma défense, s’il fallait poser que des questions intelligentes, on n’en poserait plus ! En tout cas, cet ours est dans un triste état !

- C’est de ma faute, je l’ai beaucoup maltraité.

- Tu ne l’aimais pas ?

- Si, au contraire, c’était mon meilleur ami ! Mais c’était aussi la condition.

Je ne comprenais rien.

- Quelle condition ?

- Je n’avais que six ou sept ans lorsque j’ai demandé à ma mère de m’acheter un ours.

Tout en l’écoutant, je me demandais où j’étais au même âge et pourquoi je n’avais jamais eu cette idée d’en demander un à la mienne. Kévin continuait son explication :

- Comme ma mère en choisit un petit, je lui expliquais que j’en voulais un grand… pour le frapper !

- Pour le frapper ?

- Oui. Quand j’avais la haine, c’était lui qui prenait.

- Et ça t’arrivait souvent ?

- Oui, mais je lui faisais aussi des bisous. Il dormait avec moi. C’était mon ami et mon confident. Je lui disais tout !

Moi, j’aurais bien voulu connaître tous les secrets que cet ours avait entendus. Kévin était ému et très sérieux. Il regardait son ours, songeur. À quoi pensait-il ? Je ne voulais pas lui rappeler de mauvais souvenirs alors je fis une pointe d’humour.

- Tu traites toujours tes amis de la même façon ?

- Oui. Pourquoi ? Tu veux devenir mon ami ?

Nous éclatâmes de rire ensemble. À quoi faisait-il allusion ? Aux bisous dans le lit ou aux coups de poing dans le ventre ? Pourtant, il avait raison. Pour devenir son ami, c’était vraiment la condition. Des bisous, j’en ai reçu, des coups aussi. Ce n’était pas les mêmes que ceux de l’ours, mais ça fait aussi mal. Néanmoins, je ne t’en veux pas. Dans une autre vie, je voudrais être ton ours !

 

Kévin, qui me posait dix mille questions chaque jour, n’était pas toujours disposé à répondre aux miennes. C’était un jeu. Il me laissait souvent languir et croire qu’il ne me répondrait pas ou qu’il ne ferait pas ce que je lui demandais. Ainsi, en ce lendemain de brocante où je rêvais de voir les photos qu’il avait prises la veille…

- Je peux voir tes photos ?

- Quelles photos ?

- Celles que tu as prises hier.

- Tu sais, ce ne sont que des photos ordinaires…

- Oui, mais j’aimerais bien les voir !

- Pourquoi ?

- Par curiosité et pour aussi les garder en souvenir. Je n’avais pas mon appareil.

- En souvenir de quoi ? De la brocante ?

- En souvenir d’une journée mémorable.

- Pourquoi mémorable ?

- Pourquoi ? Pourquoi ? Je ne sais pas. Tu fais exprès ? Il te faut toujours des raisons pour tout ?

- On ne fait jamais rien sans raison.

- Parce que j’ai passé une journée formidable, pas toi ? Et que je n’ai pas envie de l’oublier. Seulement je n’avais pas mon appareil. Alors comme toi, t’as mitraillé tout le monde…

- J’ai mitraillé tout le monde ?

- Oui, t’as mitraillé tout le monde. Combien t’en as pris en tout ?

- Je ne sais pas. Je n’ai pas compté.

Il continua de discuter mais n’allumait toujours pas son ordinateur.

- Si j’avais pu, j’aurais tout filmé, dis-je. Ça ne t’arrive jamais d’avoir envie de filmer tout ce que tu vis, tout ce que tu vois ? Avoir une caméra à la place des yeux et te repasser le soir tout ce que t’as vécu dans la journée ?

- Parfois oui, parfois non. Quand c’est une mauvaise journée, je préfère oublier.

- Oui mais hier, c’était une bonne journée !

- Oui.

- Alors tu me les montres ?

Résigné, il finit par mettre son ordi en marche et là je compris pourquoi il se faisait tant prier. Ce qu’il venait de dire était fondé, on ne fait jamais rien sans raison. En allumant son ordinateur, il tenta d’attirer mon attention sur sa peinture. Il ouvrit très vite son fichier photos mais j’eus le temps de voir celle qu’il avait mise en fond d’écran. Celle que Martine avait prise la veille, où nous étions tous les deux bras dessus, bras dessous. Je fis celui qui n’avait rien vu mais j’étais bouleversé. Ses photos étaient très réussies. J’avais raison : il m’avait mitraillé… Je le félicitai, sortis ma clef USB et lui pompai toute la collection. Enfin j’avais des photos de lui ! Je n’aurais plus à me torturer l’esprit quand je ne me souviendrais plus de son visage.

Ce soir-là fut le premier d’une longue série où je rentrais chez moi heureux, la tête dans les étoiles. Je l’avais enfin en photo et la mienne était chez lui sur son écran d’ordinateur ! Ça ne pouvait pas être par hasard ! J’étais troublé et déconcerté.

 

Au début, il nous fallait toujours un prétexte pour passer quelques instants ensemble. Ou plutôt la fin de l’après-midi car nous ne nous quittions rarement avant dix-huit heures, lorsque nos mères rentraient de leur travail. Deux jours par semaine, le lundi et le jeudi, nous ne finissions pas les cours à la même heure. Nous n’osions pas nous attendre, alors chacun rentrait chez soi. Jusqu’au jour où Kévin, qui finissait plus tôt et qui aimait bien bousculer nos habitudes, vint m’attendre à la maison. Je le retrouvai assis sur une chaise du jardin où il lisait tranquillement. Qu’il était beau ! Comme j’aurais aimé prendre cette photo… Encore une image que je n’oublierai jamais. J’étais surpris et heureux qu’il ait pensé à moi. En le voyant sur cette chaise, je compris qu’avec lui, j’irais toujours de surprise en surprise. Alors, il invoqua une raison.

- Je n’avais pas trop envie de rentrer chez moi tout seul !

- Génial ! T’as bien fait !

- Avant, j’étais toujours seul et ça ne me gênait pas. Mais depuis que je te connais, j’en ai plus trop envie…

Il fit une petite grimace en prononçant la fin de la phrase, comme s’il souffrait… Je ne savais pas quoi répondre. J’étais trop content qu’il soit là, à me dire de telles choses. Comment lui dire que j’éprouvais moi aussi ce grand vide ? Je le regardais, ravi et souriant.

- Qu’est-ce qui te fait rire ?

- Toi ! Tu troubles mes habitudes. C’est nouveau pour moi. J’adore ça ! Tu viens ?

Bien que j’en meure d’envie, je n’osai pas le prendre par le cou. Alors je le pris par le bras et l’entraînai chez moi, en répétant :

- C’est génial ! T’as très bien fait !

Nicky nous attendait. Quand Kévin le vit :

- J’ai cherché « dogue » dans le dictionnaire. La définition c’est : « chien de garde à face plate ! »

Tout ce qu’il disait me bouleversait. Il venait m’attendre chez moi et quand il était chez lui, il pensait à moi et à mon chien ! Ce dont je rêvais venait de se réaliser : j’étais entré dans sa vie. J’avais fait ma place dans son esprit et dans sa mémoire…

- Je vais t’appeler : « Nicky, face de lune ! », ai-je dit à mon chien en prenant l’accent chinois.

 

Le jeudi suivant, c’était lui qui finissait plus tard. Il me demanda s’il pouvait me rejoindre à la maison. Alors nous décidâmes de faire ainsi chaque semaine. Je demandai même à ma mère si je pouvais lui donner une clé de la maison pour lui éviter d’attendre dans le jardin. Elle s’entendait très bien avec Martine et, n’ayant aucune raison de se méfier de son fils, elle accepta. Elle était ravie de cette soudaine amitié qui semblait nous unir. Pourtant, elle commençait à me regarder bizarrement. À son regard, je compris que je n’étais pas assez méfiant… surtout ne pas se dévoiler !

Je n’oublierai jamais la mine réjouie de Kévin lorsque je lui remis cette clé, la clé de chez moi, tout un symbole.

La première semaine, tout se passa bien. Le lundi, je retrouvais Kévin à la maison, installé sur le canapé, en plein travail. La semaine suivante lorsque j’arrivais, un camion de gendarmerie était stationné devant la maison. La porte d’entrée était grande ouverte. J’entrai le cœur battant. Kévin, menottes aux poignets, était entouré de quatre gendarmes. Il avait l’air inquiet et paniqué. Il y avait aussi le voisin d’en face. Lorsqu’il me vit :

- Ah, vous voilà ! J’ai appelé la police. J’ai surpris un cambrioleur !

Je ne comprenais rien.

- Un cambrioleur ! Mais quel cambrioleur ?

L’un des gendarmes me salua :

- Bonjour Monsieur, qui êtes-vous ?

- Comment ça qui je suis ! J’habite ici, qu’est-ce que vous faites chez moi ?

Le gendarme continua :

- Comment vous appelez-vous ?

- Bryan Darnau.

- Vous avez une pièce d’identité ?

Aussi absurde que cela puisse paraître, je m’exécutai. Je sortis mon portefeuille et lui tendis ma carte d’identité.

- Vous n’habitez pas ici. Votre adresse est à Paris.

- J’habitais à Paris, je n’ai pas fait le changement d’adresse.

- Vous êtes en infraction jeune homme !

- Vous entrez chez moi et vous menottez mon copain. Tout ça pour me dire que je ne suis pas en règle ?

- Ne le prenez pas sur ce ton, nous n’y sommes pour rien. Vous connaissez cette personne ?

- Je viens de vous le dire, c’est un copain. On se retrouve ici tous les soirs pour travailler. Enlevez-lui ces menottes, il n’est pas entré par effraction. C’est moi qui lui ai donné la clé !

- Calmez-vous, nous ne pouvions pas savoir. Comme votre voisin nous a appelés, nous sommes venus.

Furieux, je me tournai vers le voisin qui n’osait plus rien dire.

- De quoi vous mêlez-vous ? En quoi ce qu’il se passe chez moi vous concerne ? Vous passez votre temps à nous surveiller derrière vos volets à moitié fermés alors ne me dites pas que vous ne l’avez pas reconnu ! C’était juste pour foutre le bordel ?

- Ça m’apprendra à vouloir rendre service !

Le voisin allait sortir lorsque le gendarme l’interpella.

- Ne vous sauvez pas monsieur. J’ai deux mots à vous dire. Attendez-moi dehors.

Il sortit pendant que les gendarmes enlevaient les menottes à Kévin et s’excusaient :

- Désolés, nous ne pouvions pas savoir.

- C’est un ancien militaire à la retraite. Il ne sait pas quoi faire de ses dix doigts. Il passe son temps à surveiller tout le monde dans le quartier, derrière ses volets. Il tire sur les piafs avec sa carabine et il dresse son chien contre les gens qui passent. Quand il est planqué derrière ses volets, sa femme n’ose même pas me dire bonjour, elle ne me salue que lorsqu’il n’est pas là et que les volets sont grands ouverts. C’est un malade mental mais celle-là, il ne nous l’avait encore jamais faite !

- Tous les militaires ne sont pas des malades mentaux.

- Non mais lui, c’en est un ! Il peut y avoir une autre guerre, il y aura toujours de gentils voisins pour nous dénoncer !

Les gendarmes n’apprécièrent guère cette dernière remarque sans rien relever pour autant. Ils s’excusèrent encore et sortirent. Je fermai la porte et mis le verrou. Kévin s’expliqua.

- Oh la trouille que j’ai eue ! J’étais tranquillement installé avec toutes mes affaires étalées sur la table. J’ai entendu parler dehors mais je n’ai pas fait attention. Quand la porte d’entrée s’est ouverte, les gendarmes sont entrés, arme au poing. Nicky s’est mis à grogner. L’un des gendarmes l’a braqué avec son pistolet en me disant : « maîtrisez votre chien ou je l’abats ! » J’ai vite pris Nicky dans mes bras. Ils m’ont demandé de l’isoler dans une pièce. Je l’ai enfermé dans la cuisine. Ils m’ont ensuite sauté dessus, immobilisé au sol et mis les menottes, ces malades ! Puis ton connard de voisin est entré en disant : « C’est lui, je le reconnais ! » Je ne comprenais plus rien !

J’avais envie de le prendre dans mes bras mais là encore, je n’osais pas. Je lui posai pudiquement la main sur l’épaule :

- Et moi, la peur que j’ai eue lorsque j’ai vu le fourgon de flics devant la maison et la porte ouverte ! Le voisin, c’est un détraqué en retraite. Il bosse à mi-temps on ne sait où et le reste du temps, il s’emmerde. Il n’a pas compris que la guerre était finie ! Il a déjà pété un câble avec son voisin d’à côté. On a eu la paix pendant trois mois ! Et nous, juste en face, on est pile dans la ligne de mire…

- La semaine prochaine, si je vois ses volets fermés, je lui ferai coucou avant d’entrer.

- Non Kévin, s’il te plaît, joue pas à ça avec lui. Il est pire que con ! Ma mère va être folle quand je vais lui raconter ! La semaine prochaine, tu rentreras chez toi, ce sera plus simple, et je te rejoindrai. Je serai plus tranquille.

Kévin comprit ce que cela voulait dire, combien j’avais eu peur pour lui. Il me sourit. À peine libéré, Nicky nous fit la fête comme d’hab, et la vie reprit son cours ! Moi, ce que j’avais compris, c’était que j’avais un danger potentiel en face de chez moi. S’il apprenait un jour que j’étais homo, il ne me lâcherait plus.

 

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